Le 1er février 2023 se tenait l’Échange Urbain « Patrimoine et transition écologique : bataille des vertus ou heureuse alliance » en collaboration avec le Musée McCord-Stewart. Afin d’approfondir les réflexions sur cet enjeu, nous nous sommes entretenus avec une des intervenantes, Sophie Van Neste, professeure chercheure agrégée en études urbaines à l’INRS, pour discuter de développement durable et de son implication dans le secteur de Lachine-Est ces dernières années.
Dans le cadre de votre intervention lors de l’Échange Urbain, vous avez abordé la pertinence de la mémoire urbaine pour l’adaptation des villes aux changements climatiques. Pouvez-vous nous rappeler les principales considérations de cette alliance « porteuse » ?
Je crois que le patrimoine et la transition écologique peuvent effectivement former une alliance extrêmement porteuse : l’histoire urbaine permet de mieux comprendre les défis de l’action présente et ses lègues dans le futur.
Le site de Lachine-Est, un futur écoquartier de la Ville de Montréal dans lequel notre équipe du Labo Climat Montréal a été impliqué, est porteur de plusieurs bons exemples (voir résultats ici et livre à venir !). Ainsi, la requalification de friches urbaines, comme ce secteur, en écoquartier est une des stratégies de la Ville pour intervenir en faveur de la transition socioécologique et l’adaptation aux changements climatiques.
Le secteur Lachine-Est en particulier est une zone à forte valeur patrimoniale. C’est ce qui donne une couleur à l’écoquartier. Cet élément a beaucoup transparu dans l’exercice de planification et de concertation. Cela a participé à donner une identité et un sens du lieu particulier.
Pour moi, le secteur est également riche en patrimoine immatériel : l’histoire et la mémoire des transformations urbaines. Lachine-Est est emblématique de grandes transformations dans les infrastructures urbaines. À travers son industrialisation puis sa désindustrialisation, son cadre bâti et ses infrastructures autant de transport qu’hydrologiques ont été dramatiquement modifiées. En se rappelant les répercussions de l’évolution du secteur Lachine-Est, on mesure un peu mieux les systèmes socio-techniques qui ont changé et ceux qui sont à transformer, les impacts sur les quartiers et ses résidant.e.s, et les legs que nous laissons pour les générations futures.
L’histoire peut nous permettre de mieux saisir les défis de l’adaptation des villes aux changements climatiques. Le cas des infrastructures hydrologiques est un bon exemple. La ville s’est construite de pair avec le développement d’un gigantesque réseau de canalisation d’anciens cours d’eaux et d’égouts souterrains pour sortir les eaux usées, qui menaçaient la santé publique, hors des villes. On a ajouté à ces canalisations les eaux pluviales, ce qui produit une quantité phénoménale d’eau. Aujourd’hui, ces mêmes canalisations, qui ont souvent plusieurs décennies, débordent lors d’épisodes de forte pluie, inondant les sous-sols de logements, les rues, parfois même le métro, et polluant les cours d’eau. Ceci s’aggrave année après année avec les changements climatiques, puisque la quantité de précipitations, et particulièrement d’épisodes courts de fortes pluies, augmentent de manière importante.
Les municipalités travaillent à renouveler l’approche. Petit à petit, c’est un changement de paradigme qui est en cours de réalisation. Sans pouvoir se passer de ces canalisations, on désire de plus en plus favoriser l’infiltration de l’eau dans les sols, plutôt que de nécessairement la canaliser et la rejeter des kilomètres plus loin. On souhaite aussi que des bassins et des aménagements végétalisés combinent cette gestion nouvelle des eaux avec des espaces publics de plus grande qualité, développant une autre relation avec l’eau. Cette variation de modèle implique toutes sortes de défis, notamment en termes de gouvernance, sur les silos à briser entre les expertises. Les ingénieurs doivent travailler avec les urbanistes et les architectes et être attentifs aux besoins des communautés locales en se posant certaines questions. Par exemple, comment s’assurer que ces nouveaux aménagements de surface soient répartis équitablement et répondent aux besoins de rafraichissement sans pour autant amener une hausse des loyers dans les secteurs moins nantis? On voit que c’est toute une série de nouveaux acteurs qui doivent être autour de la table.
Selon vous, il y a un donc un fort potentiel pédagogique à mieux faire connaître l’histoire des infrastructures, par exemple hydrologiques dans un secteur comme Lachine-Est. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de comment la mémoire des legs du passé peut permettre d’améliorer notre capacité à agir pour la transition socioécologique dans le futur?
Pour moi, deux éléments en particulier témoignent des liens entre la mémoire urbaine et la transition écologique : le potentiel pédagogique et la reconnaissance – et la réparation – des erreurs du passé.
Tout d’abord, la mémoire des lieux permet de raconter et vulgariser l’histoire des infrastructures urbaines et leur transformation désirée aujourd’hui, dans des sites urbains particuliers qui ont été témoins de ces changements. On peut y voir les valorisations et fonctions qui changent à travers le temps, marquant les défis auxquels on fait face à travers les époques ainsi que les legs (positifs et négatifs) que chaque époque laisse, et avec lesquels nous devons composer. Par exemple, l’histoire de la place de l’eau en ville pourrait être mise en valeur dans certains lieux iconiques de cette transformation, au cœur même ou aux abords du futur écoquartier Lachine-Est. On peut penser à l’ancienne Rivière Saint-Pierre enfouie et transformée en égout collecteur, comme l’a mis de l’avant l’association La Balade de la Rivière St-Pierre durant la consultation de l’Office de consultation publique de Montréal, et comme le montre aussi magnifiquement le Ethnography lab de Concordia dans leur carte de la Ghost river. À l’heure actuelle, c’est le retour de l’eau en surface qui est mis de l’avant en contexte de changements climatiques, avec des bassins de rétention dans les parcs et des noues sur les bords des trottoirs.
On se souvient que l’agglomération de Lachine a prospéré grâce au développement industriel. Ses infrastructures (le canal de Lachine et le chemin de fer du Canadien Pacifique) ont été associées à la prospérité, au travail et au progrès (Poitras et Aubry, 2004)[1]. Présentement, le bord de l’eau est valorisé pour son potentiel de développement immobilier, ainsi que d’espaces verts et récréatifs – tandis que certains s’inquiètent de la préservation du caractère public du bord de l’eau et de l’abordabilité des logements. C’est par ailleurs Parcs Canada (propriétaire du Lieu historique national du Canal-de-Lachine) qui est un des acteurs qui promeut le plus la mise en place “d’infrastructures vertes” (aménagements végétalisés comme des noues) dans le futur écoquartier Lachine-Est. Parcs Canada demande que ces aménagements puissent capter les eaux pluviales et leurs polluants avant leurs rejets dans le canal de Lachine dans l’optique d’assurer la préservation de son usage récréotouristique.
Le canal de Lachine ainsi que, tout près de Lachine-Est, la Voie maritime du Saint-Laurent, bâtie en 1959, ont modifié le rapport à l’eau en mettant l’accent sur son potentiel de développement et de transport stratégique. Toutefois, la construction du canal a transformé l’hydrographie et l’usage du lieu par les communautés autochtones. La Voie maritime a aussi entraîné la suppression d’une partie du village de Kahnawake (situé en face de Lachine-Est) et de l’accès direct au fleuve, amputant d’environ 10% le territoire de la réserve, déjà touché par la construction du pont Honoré-Mercier en 1934 (Rueck 2011)[2].
En somme, il y a dans le secteur Lachine-Est un potentiel de visibiliser cette mémoire qui, loin d’être une simple histoire de progrès et d’amélioration environnementale, montre aussi les différents enjeux et injustices produits par les choix de développement urbain. Cette histoire gagne à être reconnue et racontée, à travers l’aménagement et le design des lieux, et dans la refonte actuelle du Musée de Lachine à proximité, déjà prévue en collaboration avec la communauté mohawk de Kahnawake.
Ceci nous amène à la deuxième contribution importante de la mémoire urbaine, qui est celle de reconnaître et de prendre acte des inégalités produites par les legs du passé afin de développer des choix de mesures de transition socioécologique et d’adaptations réparatrices, qui pourront être plus efficaces et plus justes. En effet, ce sont les legs du développement passé sédimentés dans l’espace urbain qui permettent de révéler certaines des plus grandes inégalités face aux changements climatiques. Concrètement, les populations plus vulnérables, notamment aux épisodes de chaleur accablante, sont celles qui habitent un cadre bâti vétuste et un environnement pollué, qui ont un accès difficile aux services, aux espaces frais et à la mobilité conviviale. Ces vulnérabilités aux changements climatiques ont été produites dans l’histoire de la construction de la ville. Or, ces facteurs historiques ne sont pas encore reconnus comme devant guider les priorités d’adaptation aux changements climatiques. En bâtissant la ville, la structure urbaine construite a produit des vulnérabilités aux changements climatiques, une sédimentation qui, sans la mémoire urbaine, peut sembler naturelle et immuable.
Dans une récente revue de littérature pour une adaptation juste, soumise à la British Academy, Vanesa Castan Broto écrivait :
« Urban adaptation does not happen in a vacuum. One insight of recent research literature is that the built environment constrains and shapes the extent to which urban adaptation is possible. History is a central factor shaping adaptation possibilities—[…] historical processes reveal the different ways in which social and political conditions undermine resilience over time [3]. »
Dans le cas de la planification de l’écoquartier Lachine-Est, il y a déjà une belle valorisation du patrimoine bâti industriel. Toutefois, les côtés plus sombres de cette histoire sont encore peu mis de l’avant dans la conception de l’adaptation aux changements climatiques. La fermeture du canal de Lachine au profit de la Voie maritime du Saint-Laurent a mené à la désindustrialisation du secteur. Cela a évidemment entraîné des impacts sociaux et urbanistiques importants sur les quartiers de Lachine et Saint-Pierre. Il est question notamment de pauvreté, de perte de vitalité, de chute démographique, notamment causée par l’arrivée de l’autoroute dans les anciens secteurs industriels et ouvriers dévitalisés, et de l’échangeur Saint-Pierre (en 1966), directement à côté de la rue commerçante et des rues résidentielles de Ville Saint-Pierre.
Les legs d’un développement urbain inégal font en sorte que certains secteurs proches du nouvel écoquartier Lachine-Est ont une moins bonne qualité de l’air et manquent de services, de commerces et d’accès aux transports en commun. Cela rend d’autant plus problématique l’expérience des habitant.e.s face à la canicule par exemple. Ces éléments ont été clairement exprimés lors de notre enquête avec les organismes communautaires de Lachine et les résidants du quartier Saint-Pierre (Labo Climat Montréal 2021). La présence de l’échangeur Saint-Pierre et la conception des accès au quartier axée uniquement pour les véhicules apportent également un volume élevé de voitures et de camions, ce qui cause plus de décès sur la route et des conditions extrêmement dangereuses pour les piétons et les cyclistes. Ces conditions encouragent l’usage de la voiture et rendent plus vulnérables ceux qui n’y ont pas accès – une résidante nous parlait de son habitude de se rendre à la pharmacie lors de canicule pour se rafraichir dans l’air climatisé, après une marche de près de 30 minutes!
Je crois donc que la valorisation de la mémoire urbaine et du patrimoine local est cruciale pour une approche sociale à l’adaptation aux changements climatiques. Elle nous permet d’identifier les priorités d’adaptation à cibler, ainsi que les acteurs à appuyer (notamment les acteurs communautaires) et ceux à solliciter davantage –notamment du domaine du transport et de la mobilité – pour une transformation du territoire améliorant les conditions de vie autant présentes que futures.
Finalement, en lien avec notre thématique « patrimoine et transition écologique », avez-vous quelques suggestions lectures inspirantes ?
Ces ouvrages nous permettent de mieux comprendre les liens entre les enjeux de l’adaptation aux impacts déjà ressentis des changements climatiques (hausse des précipitations, inondations, chaleur accablante) avec l’histoire des villes, du point de vue de leurs infrastructures autant physiques que sociales, qui changent à travers le temps.
Pour revoir L’Échange Urbain Patrimoine et transition écologique : bataille des vertus ou heureuse alliance? cliquez ici.
Sophie L. Van Neste est professeure agrégée en études urbaines à l’INRS et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en action climatique urbaine. Elle mène des recherches sur l’action collective face aux changements climatiques en milieu urbain, notamment du point de vue des transformations aux infrastructures, de la gouvernance urbaine et des initiatives citoyennes et communautaires. Elle était chercheure principale du Labo Climat Montréal (2019-2021), une recherche-action sur l’adaptation aux changements climatiques dans le réaménagement du secteur Lachine-Est à Montréal. Elle mène également des recherches sur les infrastructures bleues vertes et la participation citoyenne, l’adaptation aux vagues de chaleur et s’investit dans des partenariats pour la transition socio-écologique comme Transition en commun.
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[1]Claire Poitras et Jean-Christian Aubry.”Étude historique du développement urbain. L’axe du canal de Lachine – partie Lachine et LaSalle”. Rapport pour le Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine de Montréal, Montréal, Institut national de la recherche scientifique – Urbanisation, Culture et Société, 2004. ↩
[2] Rueck,Daniel. 2011. “When bridges become barriers: Montreal and Kahnawake Mohawk, Territory”. In Metropolitan Natures: environmental Histories of Montreal, p. 228-244 Voir également son ouvrage “The Laws and the Land: The Settler Colonial Invasion of Kahnawà:ke in Nineteenth-Century Canada”, Vancouver, University of British Columbia Press (The Osgood Society for Canadian Legal History), 2021, 336 pages.↩
[3] Vanesa Castán Broto,”Just Climate Adaptation in Cities: Reflections for an Interdisciplinary Research Agenda”, The British Academy’s COP26 Briefings Series, 2021, p.6 https://bit.ly/40SMwK6 ↩