Un article d’Héritage Montréal par Maude Bouchard Dupont, en collaboration avec Marie-Maxime de Andrade, doctorante en histoire de l’art (UQAM et Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
Né à Bonnières-sur-Seine, en France, le 7 avril 1890, Jacques Carlu est le fils de Léon Carlu, ingénieur des ponts et chaussées, et de Julie Marin. Il est le frère de Jean Carlu (1900-1997), affichiste et dessinateur célèbre.
Jacques Carlu est admis à l’École des Beaux-Arts en 1909. Il réalise déjà un premier projet en Roumanie avant d’interrompre ses études durant son service militaire et la Première Guerre mondiale (1914-1918). De retour à l’académie, il fait son apprentissage à l’atelier de Victor Laloux (1850-1937), architecte de la gare d’Orsay.
C’est à cette époque qu’il fait la rencontre à Paris d’Anna Nathalie Pecker (1895-1972), surnommée Anne ou Natacha, une jeune étudiante de médecine. Intriguée par la jeune femme qui deviendra une artiste accomplie, la doctorante en histoire de l’art Marie-Maxime de Andrade a consulté ces dernières années de nombreux documents, notamment la correspondance de Jacques Carlu conservée à Paris.
Ses recherches confirment que Natacha Carlu est née à Paris en 1895 dans une famille de médecins juifs renommés originaires de Crimée, en Russie. La correspondance révèle aussi que les deux jeunes gens étaient alors très amoureux. Ils se marient dans la Ville Lumière le 9 mai 1917.
Deux ans plus tard, Jacques Carlu remporte le Grand Prix de Rome. C’est lors d’un séjour en résidence à la Villa Médicis à Rome que son épouse se familiarise avec la peinture, elle qui avait dû mettre de côté ses études pour accompagner son mari dans ses déplacements. Jacques Carlu refuse cependant qu’elle suive des cours, de crainte que cela brime son individualité. Après quatre ans en Italie, le couple quitte pour les États-Unis.
De 1924 à 1933, Jacques Carlu enseigne au MIT (Massachusetts Institute of Technology) à Boston, tout en dirigeant l’École d’été américaine de Fontainebleau (1923-1937), dont il est le directeur fondateur. Grand et charismatique, le professeur transmet avec enthousiasme sa passion de l’architecture et de l’art moderne à ses étudiants qui se démarqueront par la suite.
Pendant son séjour en Amérique, il réalise des aménagements à l’hôtel Ritz Carlton de Boston et aux magasins Stewart & Co. de New York, en collaboration avec son épouse, davantage connue sous le nom d’Anne Carlu en Europe et de Natacha Carlu en Amérique du Nord.
Retournant périodiquement en France, Jacques Carlu travaille aux côtés de l’architecte et décorateur Pierre Patout (1879-1965) sur le chantier du paquebot Île-de-France entre 1926 et 1927. Il intègre à sa pratique par la suite les tendances Streamline Modern (ou style paquebot) aux lignes aérodynamiques très appréciées aux États-Unis.
En 1930-31, il réalise au Canada le restaurant du 9e étage des magasins Eaton à Montréal (677, rue Sainte-Catherine O.), ainsi que celui du 7e étage de Toronto (2 College Street), agrémenté d’un auditorium et d’un café. Les décors et les accessoires sont conçus notamment par de grands artisans français, dont son épouse, Natacha Carlu. Si l’aménagement des magasins de Toronto adopte un style plus élaboré, c’est à Montréal qu’on le considère le mieux réussi.
En 1935, Natacha Carlu décore le Pavillon français pour l’Exposition universelle de Bruxelles. Pour l’Exposition universelle des Arts et techniques deux plus tard, Jacques Carlu participe comme architecte en chef à la (re)construction du Palais de Chaillot face à la tour Eiffel à Paris. Natacha Carlu réalise les rideaux de scène du théâtre de ce vaste ensemble. Avant la guerre, Jacques Carlu est également nommé inspecteur général des bâtiments civils et palais nationaux, puis architecte en chef des lycées et collèges en 1939.
Le couple se réfugie aux États-Unis durant la Deuxième Guerre mondiale. Certains des membres de la famille de Natacha Carlu restés en France subissent les terribles conséquences du conflit, comme l’a découvert Marie-Maxime de Andrade lors de ses recherches à Paris. Deux des trois frères de l’artiste, Raphaël Pecker, chirurgien et résistant, ainsi que Victor Pecker, ingénieur-électricien, et sa belle-sœur, Nelly Herrmann, sont arrêtés, déportés et exécutés dans les camps de concentration.
Durant ce séjour forcé, Jacques Carlu réalise la classe française de la cathédrale de l’Apprentissage de l’Université Pittsburg en 1943. Il conçoit également des logements d’urgence préfabriqués pour la National Housing Company au Texas. De son côté, Natacha Carlu est alors l’une des rares femmes à concevoir des affiches pour l’effort de guerre. Celles de Jean Carlu, le frère de son mari également en exil en Amérique, sont très prisées par le gouvernement américain.
Après la guerre, Jacques Carlu revient aux sources en concevant de nombreux édifices publics dans un langage plus épuré.
Dès 1950, il est l’architecte en chef, puis conseiller technique pour les travaux d’extension et d’aménagement du Palais des Nations à Genève en Suisse. Natacha Carlu peint la murale « Guerre/War » qui est toujours exposée dans le hall de l’édifice. Conseiller artistique pour l’aménagement intérieur du siège de l’ONU à New York, il conçoit le Palais de l’OTAN à Paris entre 1955 et 1957, aujourd’hui la faculté de droit et de sciences économiques, porte Dauphine.
Dans les décennies 1950-1960, il réalise également l’aménagement de trois lycées, du centre Censier de la faculté des lettres (aujourd’hui Université Paris 3), des résidences Murat (1956) et du Théâtre national de Bretagne (1968). Il édifie aussi la maison de la culture à Rennes et les maisons de la Radio de Tunis, Rennes, Bordeaux et Lyon.
En 1957, il est élu membre titulaire de l’Académie des beaux-arts, section architecture. Il en devient le président de 1959 à 1971. Il est également conservateur du Palais de Chaillot jusqu’en 1963.
Si l’œuvre des frères Carlu est bien connue par la postérité, celle de Natacha Carlu reste encore à être découverte et reconnue. Espérons que les recherches de Marie-Maxime de Andrade nous permettront bientôt de lever le voile sur cette artiste d’exception.
Le couple n’a pas eu d’enfant. Jacques Carlu décède en 1976. Il est inhumé aux côtés de son épouse Natacha et de son frère Jean et sa soeur Marcelle au cimetière de Passy, à proximité du Palais de Chaillot, à Paris.
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Pour en savoir plus
- Gournay, Isabelle, Notice biographique de Jacques Carlu, publiée dans Archives d’architecture du XXe s., Paris : Ifa/Archives d’architecture du XXe siècle ; Liège : Mardaga, 1991. [en ligne — pp.15-19]