Le béton : mal nécessaire ou patrimoine mal aimé ? Souvent pointé du doigt négativement, le béton a néanmoins servi à façonner des éléments majeurs du patrimoine architectural montréalais, allant du dôme de l’Oratoire à Habitat 67, sans oublier une grande portion de nos infrastructures. Reconnaît-on bien ce patrimoine et les enjeux particuliers de sa conservation ? Quelles avenues s’offrent pour le maintenir ou l’adapter à l’ère de la décarbonation et aux besoins actuels de la construction ?
À l’occasion de l’Échange urbain du 23 octobre prochain, qui tentera de répondre à ces questions, nous vous proposons un tour d’horizon de la place du béton dans la métropole.
L’arrivée du béton à Montréal
Le béton arrive à Montréal à la fin du 19e siècle dans un contexte d’essor économique de la métropole. Sa grande malléabilité, sa qualité ignifuge et sa résistance exceptionnelle font du béton un matériau de choix à cette époque. C’est pour ces raisons que de nombreuses industries l’intègrent lors de l’érection de leurs nouveaux équipements au début du 20e siècle.
Le Silo n° 5
Lorsqu’on pense au patrimoine industriel de Montréal, le silo-élévateur à grains n° 5 nous vient immédiatement en tête. Cet immense complexe situé dans le Vieux-Port est un témoin remarquable d’une ère pas si lointaine où Montréal, grâce à ses industries, était une plaque tournante de l’économie canadienne. L’architecte et ingénieur John S. Metcalf (1847-1912) est chargé de la réalisation de « l’élévateur à grains B », tel qu’il était connu à l’époque de sa construction en 1906. Sa firme fut responsable de plusieurs silos du même genre à Montréal tels que le silo-élévateur à grains 2, qui se trouvait à la hauteur du Marché Bonsecours. Bien que la première partie construite ait été en acier, les premiers silos ajoutés en 1913 à l’ouest de l’élévateur B seront en béton, et c’est la firme John S. Metcalf Co. qui en sera responsable.

Le nom de Silo n° 5 ne sera adopté qu’en 1963, quatre ans après la fin de la construction de la partie la plus imposante du complexe, qui est également la plus visible de la ville. Ajoutant 115 silos aux 60 de l’élévateur à grains B, cette immense addition, réalisée par les ingénieurs C. D. Howe, s’élève à environ 66 mètres de haut, et s’étire sur près de 186 mètres à l’est de la construction d’origine. Le Silo n° 5 cessera ses activités en 1994, alors que déjà, ses deux homologues du Vieux-Port avaient été détruits. Bien que son intérêt patrimonial ait été reconnu, le Silo n° 5 reste vacant depuis sa fermeture, et souffre d’un manque d’entretien.

Des cheminées dans le ciel de Montréal
Le Silo n° 5 n’est pas le seul vestige de l’ère industrielle à se dresser dans le ciel de la métropole : les cheminées sont nombreuses et bien représentatives du passé de la ville. Si certaines ont été démolies, d’autres tiennent encore debout. On peut penser à la tour à balles de la Stelco, sur la rue Dominion de la Petite-Bourgogne. Cette haute tour construite à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale et ayant fait partie du complexe de la Stelco a été intégrée à un ensemble de copropriété en 1988.

En 1970, les cheminées de l’incinérateur à déchets des Carrières sont apparues dans le ciel de Rosemont–La Petite-Patrie. Héritage Montréal a d’ailleurs fait de ce complexe, vacant depuis 1993, l’objet de son 3e concours d’idéation pour la relève dont les projets ont été dévoilés récemment.
Certains se rappelleront peut-être aussi des cheminées Miron, s’élevant à 125 mètres de hauteur. Ces immenses cheminées lignées rouge et blanc faisaient partie de l’ensemble de la carrière Miron, en activité jusqu’en 1984. Les cheminées seront démolies par la ville quatre ans plus tard, un événement qui fut hautement médiatisé.

Héritage Montréal a consacré, en 2021, une vidéo « Coup de cœur des Guides » à la Tour à balles de la Stelco :
Le béton dans l’architecture résidentielle
Le début du 20e siècle est aussi marqué par un important mouvement d’urbanisation, qui nécessite la construction rapide de nouvelles habitations. Les qualités du béton, notamment sa facilité d’installation et sa résistance au feu, lui permettent alors de se tailler une place dans l’architecture résidentielle.
L’édifice Joseph-Arthur-Godin
L’édifice Godin, situé à l’intersection de la rue Sherbrooke et du boulevard Saint-Laurent, est construit en 1914 selon les plans de Joseph-Arthur Godin (1879-1949). Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris, l’architecte est également l’entrepreneur du projet, ce qui lui donne la liberté d’expérimenter, notamment avec l’usage du béton avec lequel il s’était familiarisé en France.

Entre 1914 et 1916, il réalise trois immeubles d’appartements dans un style similaire : le Godin, le Riga (aujourd’hui démoli) et le Saint-Jacques. Ces édifices font immédiatement figure d’exception : ils sont parmi les premières constructions à structure de béton armé au Canada, en plus d’être de rares exemples d’architecture de style Art nouveau dans la métropole. Le Godin se démarque par sa position en coin, bien visible, et ses balconnets arrondis typiques de l’Art nouveau.
Mais l’architecte ne limite pas le béton au squelette du bâtiment : il est laissé à nu sur toute la façade de l’immeuble ! Cet emploi assumé du béton est inusité dans l’architecture résidentielle de l’époque. Cette particularité contribue à donner à l’édifice Godin une valeur patrimoniale indéniable, qui incite Héritage Montréal et Sauvons Montréal à s’opposer à un projet immobilier prévoyant sa démolition en 1987. Les deux organismes demandent aussi son classement par le gouvernement du Québec, ce qui est fait en 1990.
En 2004, il est converti en complexe hôtelier, l’Hôtel 10, et intégré à une addition moderne conçue par l’architecte Dan Hanganu.

Un renouveau de l’architecture sacrée
Le béton n’est pas forcément associé d’emblée aux églises, qu’on a plutôt l’habitude de voir enveloppées de matériaux nobles. Pourtant, il a trouvé sa place dans la construction de nombreux lieux de culte au 20e siècle, dont certains peuvent surprendre ! En effet, du béton se cache sous la coupole en cuivre de l’oratoire Saint-Joseph…
L’oratoire Saint-Joseph
L’oratoire Saint-Joseph est un repère remarquable dans le paysage montréalais. À l’origine, l’œuvre de 1924 ne comprend pas son dôme iconique. Ce dernier est ajouté en 1937 selon les plans du moine Dom Paul Bellot et de l’architecte Lucien Parent. La réalisation de cette structure de 120 pieds est rendue possible grâce au béton, projeté en continu durant 9 jours ! Les ingénieurs de l’époque se félicitent d’avoir finalisé la structure du polygone à 16 côtés en si peu de temps. Aujourd’hui, si l’utilisation du béton n’est pas apparente, c’est qu’en 1941, le dôme a été recouvert de feuilles de cuivre, tout comme les toits des quatre tourelles ainsi que les toitures de la nef, des transepts et des bas-côtés.

Les ingénieurs responsables sont Henri Labrecque, Gustave Papineau et Maxime Cailloux. Comme l’indiquent leurs plans, le dôme est constitué de « deux voiles minces de béton, deux coquilles ovoïdes entièrement indépendantes l’une de l’autre ».


L'église de style byzantin St. Michael the Archangel, conçue en 1915 par Aristide Beaugrand-Champagne, comporte elle aussi une coupole en béton. Son immense dôme est fait d'un voile de béton très mince (moins de 200 mm), ce qui en fait une construction remarquable à l'époque !
L’église Sainte-Germaine-Cousin
À partir du milieu du 20e siècle, le modernisme amène un renouveau de l’architecture sacrée au Québec et le béton se trouve au cœur de ce mouvement. Non plus limité principalement à ses qualités structurelles, il est de plus en plus apprécié pour son esthétique, marqueur visuel de modernité. Les architectes l’intègrent de façon assumée et conçoivent, grâce à lui, des lieux de culte aux silhouettes étonnantes.


L’église Sainte-Germaine-Cousin est un témoin de ce tournant. Située sur la rue Notre-Dame à Pointe-aux-Trembles, elle est conçue par l’architecte Gérard Notebaert et construite entre 1960 et 1961. D’une architecture résolument moderne, sa voûte pyramidale en béton blanc est unique en son genre à Montréal ! De grands pans verticaux, partant du centre de la voûte et en suivant les arêtes, forment une croix dotée d’une généreuse fenestration à ses extrémités.
Une baisse de fréquentation et des coûts importants liés à des travaux de désamiantage finissent par avoir raison de cette église, qui ferme ses portes en 2005. Destinée à la démolition, elle est finalement sauvée par des organismes locaux qui font valoir son architecture originale. Sa requalification est menée par la firme Rayside Labossière, en collaboration avec l’organisme Bâtir son quartier et l’entreprise d’économie sociale Corporation Mainbourg. Le nouvel espace est inauguré en 2015. L’ancienne église accueille désormais le CPE La flûte enchantée ainsi qu’une salle polyvalente, et une résidence pour aînés a été construite à l’arrière.

L'architecte Roger D'Astous nous a également donné plusieurs églises modernes mettant de l'avant le béton, notamment Saint-Jean-Vianney, Saint-René-Goupil et Saint-Maurice-de-Duvernay.
Le béton au service des grands projets modernes
Béton et patrimoine moderne sont souvent associés. À Montréal, le groupe DOCOMOMO Québec a d’ailleurs publié une remarquable carte urbaine sur le sujet dans la collection londonienne Blue Crow Media. En introduction, ses auteurs France Vanlaethem et Raphaël Thibodeau soulignent notamment qu’à partir des années 1960, « dans la presse spécialisée, Montréal était reconnue comme la ville du continent qui, plus que tout autre, produisait des structures en béton spectaculaires. Cette réputation reposait sur des réalisations comme Habitat 67, la Place Bonaventure et la tour de la Bourse ». Nous proposons ici quelques exemples de réalisations modernes montréalaises où le béton joue un rôle central.
Les grands événements sous Jean Drapeau
Expo 67
À Expo 67, le béton était à l’honneur. À cette époque, Montréal se modernise et les constructions se multiplient. C’est donc tout naturel que le béton ait eu sa place lors de cet événement qui projette Montréal en avant-plan de la scène internationale. Plusieurs pavillons sont réalisés en béton, dont celui du Québec, toujours existant bien qu’il ait été modifié. Le pavillon des États-Unis (aujourd’hui la Biosphère), le Musée d’Art d’Expo 67, le Labyrinthe, le Kaléidoscope et, bien sûr, Habitat 67 sont aussi du nombre.
Couvrant l’entièreté de l’île Sainte-Hélène, de l’île Notre-Dame et de l’île Ronde, qui avaient été créées ou élargies pour l’occasion, le site d’Expo 67 accueille une exposition annuelle nommée Terre des Hommes jusqu’en 1981. L’emplacement prendra le nom de parc Jean-Drapeau en 1999. L’aménagement de l’île Notre-Dame sera modifié à l’occasion des Jeux olympiques de Montréal, afin que celle-ci puisse accueillir les épreuves nautiques (aviron et canoë-kayak).
Construite à l’occasion de l’Expo et nommée à l’époque « Île-Sainte-Hélène », la station Jean-Drapeau met elle aussi le béton de l’avant. En effet, les murs de la station sont faits de béton cannelé. Ils sont également ornés d’œuvres d’art en béton peint réalisées par l’architecte responsable de la station, Jean Dumontier, rappelant la thématique d’Expo 67. L’extérieur de la station est également réalisé en béton texturé.


Habitat 67 compte 354 modules et 158 appartements. L’ensemble se veut un concept d’habitation alternatif à la banlieue américaine de l’après-guerre. Conçu par l’architecte Moshe Safdie, sa construction s’échelonne de 1965 à 1970. Le projet utilise de façon novatrice des modules de béton armé préfabriqués. Dernier témoin d’Expo 67, ce monument architectural est reconnu à l’international pour son design avant-gardiste. Le 18 avril 2002, Héritage Montréal soumet une demande de classement d’Habitat 67 au ministère de la Culture et des Communications afin d’assurer la reconnaissance et le rayonnement du site. Le 9 octobre 2008, la ministre de la Culture, Christine Saint-Pierre, annonce formellement son intention de classer cet emblème montréalais. Habitat 67, y compris l’appartement de Moshe Safdie, a été classé monument historique le 26 février 2009. Notre équipe y a d’ailleurs consacré une InspirAction ! C’est par ici :
Le Parc olympique
Construit pour accueillir les Jeux d’été de 1976, le Parc olympique est un ensemble architectural unique. S’étendant sur 60 hectares le long de la rue Sherbrooke, il offre grâce au Stade un repère visuel iconique.
C’est Roger Taillibert qui est sélectionné pour concevoir les installations olympiques. L’architecte français séduit le maire Jean Drapeau par sa réalisation à faible coût du Parc des Princes de Paris, grâce à l’emploi de béton préfabriqué. Taillibert dessine les plans du Stade olympique et du vélodrome, tandis que Roger D’Astous et Luc Durand réaliseront le Village olympique.

Le complexe sportif est un ensemble très cohérent grâce à ses lignes courbes et organiques. Celles-ci sont permises par les qualités plastiques du béton, qui est utilisé partout. Rien que pour le Stade, 400 000 mètres cubes de béton ont été nécessaires. Son mât de 175 mètres est la plus haute structure inclinée au monde ! Quant au vélodrome, c’est sa toiture qui est remarquable : il s’agit d’une dentelle de béton ajourée de verrières et dont la courbe rappelle la forme d’un casque de vélo. Elle est aussi à l’époque l’une des plus grandes arches en béton jamais réalisées.

Pour le Village olympique, Roger D’Astous et Luc Durand conçoivent deux tours pyramidales de 19 étages, entièrement en béton, pour s’agencer au reste du Parc. Elles se démarquent toutefois par leur architecture en terrasses et leur style brutaliste, loin de la rondeur des bâtiments sportifs.

Après les Jeux, la Ville de Montréal s’affaire à la requalification du Parc olympique. Dès 1979, les pyramides sont converties en appartements, qui sont rapidement loués. En 1992, le Biodôme est inauguré dans le bâtiment de l’ancien vélodrome. En 2007 et 2008, on ajoute sur le site le Planétarium, conçu par Cardin Ramirez Julien et Ædifica, et le Stade Saputo, œuvre de Zinno Zappitelli Architectes.


Les stations de métro
Inauguré en 1966 avec 26 stations, le réseau de métro de Montréal est graduellement bonifié à compter de 1976. L’utilisation massive du béton laissé à nu est une caractéristique marquante des stations construites dans les années 1970 et 1980, principalement sur la ligne verte. Les qualités structurales et économiques de ce matériau permettent aux architectes de créer des volumes monumentaux et des formes intéressantes.
La station LaSalle, conçue en 1978 par les architectes Gillon et Larouche, en est un bon exemple. La silhouette unique de l’édicule abrite un immense volume avec des plafonds inclinés qui évoquent les anciennes usines du quartier. À la station Radisson, œuvre de l’agence PGL datant de 1976, l’intérieur colossal et épuré rappelle presque un vaisseau spatial.
Pour contrebalancer l’effet sombre et morne que peut avoir le béton nu, des efforts sont mis dans l’usage de couleurs et de formes dynamiques et dans l’intégration d’œuvres d’art dans les stations de cette période. La station Préfontaine, créée par l’architecte Henri Brillon en 1976, en est un excellent exemple. Doté d’une toiture en accordéon vitrée agrémentée de poutres de métal d’un jaune vif, l’édicule principal et ses quais bénéficient d’une lumière naturelle abondante. Des teintes de jaune et d’orange décorent également l’intérieur de la station pour réchauffer les hauts murs en béton texturé.
Loin d’être simplement fonctionnel, le béton est aussi utilisé dans la conception d’une douzaine d’œuvres d’art à travers le réseau. Des bas-reliefs et des murales abstraites, dont certaines très colorées, ornent les murs de plusieurs stations de métro. Michel Dernuet a réalisé en 1980 un immense arbre abstrait entièrement en béton pour la station Georges-Vanier. L’artiste Jordi Bonnet a même conçu une œuvre figurative en béton et aluminium, qu’on peut apercevoir sur la mezzanine de la station Pie-IX. Toutes les œuvres d’art du réseau sont répertoriées sur le site web de la STM.
Agora de Charles Daudelin
L’aménagement de l’autoroute Ville-Marie en 1972, dont le tunnel passe sous le square Viger, amène une désertion progressive de ce parc public désormais bruyant et peu invitant. Afin de revitaliser cet espace, on décide en 1976 de diviser le square en trois îlots dont chacun sera aménagé par un artiste différent. L’un de ces îlots est confié au sculpteur et peintre Charles Daudelin (1920-2001).

Daudelin inaugure en 1984 son Agora, une installation monumentale composée d’une vingtaine de pergolas en béton brut couvrant une promenade pavée. L’élément central du décor est une imposante sculpture-fontaine cinétique appelée Mastodo, dont la vasque bascule à intervalles réguliers quand elle est remplie d’eau.
À l’origine, les pergolas étaient également couvertes de végétation et entourées de bassins et de rideaux d’eau. Dans la vision de l’artiste, des kiosques et des cafés venaient s’y installer pour créer une place publique vivante.
En 2015, le maire Denis Coderre annonce que l’œuvre, tombée en désuétude et objet de controverse, sera démolie dans le cadre d’un nouveau réaménagement du square Viger. Mais les protestations venant du milieu des arts et de la famille Daudelin ont raison de ce projet : l’administration Coderre choisit plutôt de préserver une douzaine de pergolas et de restaurer Mastodo. Le rafraîchissement du square s’est conclu l’été dernier avec la remise en place de la fontaine.


Si la thématique du béton montréalais vous interpelle, n’hésitez pas à participer à l’Échange urbain le 23 octobre prochain !

Rédaction : Eléonore Leroux, Kathleen Villeneuve et Véronika Brandl-Mouton. Édition : Dinu Bumbaru et Maude Bouchard-Dupont. Montage : Kathleen Villeneuve et Anthony Plagnes Paya. Photo de couverture : Le Rigaud — Immeuble Autonomie+ de la SHDM, construit en 1976. Photo : Héritage Montréal.