En janvier 2022, dans La Presse, le chef des pompiers de la Ville de Montréal s’inquiétait de la multiplication des immeubles vacants au centre-ville dans la foulée de la pandémie de Covid-19. Le problème de la vacance est pourtant bien réel à Montréal et la Covid-19 n’a fait qu’aggraver une situation déjà fort inquiétante. La Ville de Montréal ne détient pas de registre complet des bâtiments vacants, mais une simple promenade dans les quartiers centraux nous permet de constater l’importance et la persistance du problème. Ce lot de bâtiments à l’abandon comporte par ailleurs un nombre important de bâtiments et d’ensembles d’intérêt patrimonial. Chronique d’une mort annoncée ? Héritage Montréal persiste et signe : il faut développer de nouvelles avenues pour préserver le patrimoine de la métropole !
Depuis plusieurs années déjà, le nombre d’ensembles patrimoniaux de propriété publique, privée ou institutionnelle, désaffectés ou en voie de l’être, n’a cessé de croître à Montréal. Pensons par exemple à la bibliothèque Saint-Sulpice, aux anciens hôpitaux Hôtel-Dieu, Royal Victoria et de la Miséricorde ou encore à l’Institut des Sourdes-muettes, sur lesquels pèsent aujourd’hui des menaces de dégradation, voire de démolition.
Il n’est donc pas étonnant que, malgré toute leur richesse architecturale et mémorielle, ces bâtiments soient d’abord perçus par les décideurs publics comme des problèmes à gérer. La vacance comporte de nombreux risques à la fois pour le site lui-même et pour le voisinage : dégradation, dévaluation immobilière, incendie, vandalisme et, ultimement, démolition. Lorsqu’il s’agit d’un bâtiment ou d’un ensemble historique, ce risque est d’autant plus important qu’avec le temps, il devient de plus en plus fragile et de plus en plus difficile à réhabiliter, ce qui affecte lourdement sa valeur architecturale. Cette vacance a aussi un impact sur le sens du lieu : on passe lentement de hauts-lieux de mémoire à des non-lieux désinvestis, dépouillés de leur fonction et de leurs liens avec leur communauté d’appartenance. Soulignons aussi que, d’un point de vue environnemental et économique, il s’agit d’une perte de ressources à laquelle nous ne pouvons souscrire en tant que société.
Et pourtant, comme le suggèrent plusieurs auteurs, les bâtiments patrimoniaux vacants ont aussi un potentiel de développement incomparable; ils sont en quelque sorte des lieux de tous les possibles.
Héritage Montréal et le patrimoine vacant
Héritage Montréal s’attarde à cette problématique depuis déjà plusieurs années. L’organisation a notamment adopté plusieurs résolutions à cet égard. Pensons à notre résolution de 2013 sur L’avenir du domaine institutionnel patrimonial de Montréal (2013-02) dans laquelle nous demandions au gouvernement du Québec et aux autorités montréalaises de collaborer pour mettre en place une formule transparente de partenariat multipartite proactif pour planifier et gérer ces propriétés patrimoniales et leur reconversion dans l’intérêt collectif et le respect de leurs valeurs patrimoniales et emblématiques. Pensons aussi à notre résolution sur les Mesures incitatives pour l’investissement dans le patrimoine, adoptée en 2015 (2015-02) par laquelle nous recommandions :
- Que les gouvernements du Québec et du Canada adoptent des mesures fiscales incitatives pour soutenir et accélérer l’investissement autre que du secteur public dans le patrimoine bâti, sa conservation, sa revitalisation et sa mise en valeur et ;
- Que l’actuelle loi québécoise sur le patrimoine culturel et que les futures lois sur le statut de métropole ainsi que sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme incorporent de telles approches stratégiques, notamment eu égard à la réaffectation du domaine institutionnel patrimonial.
En 2019, au lendemain de l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame à Paris, Héritage Montréal a également adopté une résolution sur La sécurité du patrimoine (2019-04) dans laquelle nous recommandions qu’un état de la vulnérabilité et de la sécurité du patrimoine de la métropole et de ses quartiers (bâtiments vacants et vulnérables, incendies, accidents technologiques, catastrophes naturelles, événements météorologiques, vandalisme, etc.) soit dressé et gardé à jour par les responsables des services d’incendie et du patrimoine en collaboration avec le concours des secteurs universitaires, du milieu associatif ainsi que du personnel des casernes et des postes de police.
Les instances interpellées par l’enjeu du patrimoine vacant devraient considérer comme une priorité la mise en place de tels inventaires. Plusieurs études démontrent en effet qu’un inventaire exhaustif de la vacance peut contribuer à une meilleure requalification. Montréal aurait ainsi tout à gagner de dresser des inventaires des bâtiments et ensembles patrimoniaux vacants, identifiant non seulement leur localisation et leurs valeurs patrimoniales, mais aussi leur état de vulnérabilité. Ces inventaires devraient aussi être mis à jour et intégrés aux schémas de sécurité civile, aux documents accessibles aux casernes et véhicules d’urgence, aux plans d’aménagement ainsi qu’aux programmes de sensibilisation et de financement. La prévention, l’intervention, la reconstruction et le rétablissement bénéficieraient grandement d’un tel exercice.
Afin de démystifier la thématique de la vacance patrimoniale, Héritage Montréal a finalement organisé, en collaboration avec le Musée McCord, un échange urbain sur le patrimoine vacant : Ça stagne ! Les bâtiments patrimoniaux à l’abandon. Dans ce contexte, Édith Cyr (directrice générale de Bâtir son Quartier), Clément Demers (consultant en montage et en gestion de projets d’aménagement) et Francis T. Durocher (directeur des projets, Entremise) nous ont présenté à la fois les enjeux, les défis et les nombreux potentiels du patrimoine vacant. Dans ce contexte, il a notamment été question de projets exemplaires (p. ex. la requalification du Monastère du Bon pasteur), mais aussi d’obstacles à éliminer pour favoriser la préservation (p. ex. en permettant certains assouplissements réglementaires). L’événement était d’ailleurs fortement inspiré de notre résolution 2021 sur les fiducies et les stratégies transitoires pour les bâtiments et les ensembles patrimoniaux (2021-04). Ces deux outils, fort intéressants, qui doivent être déployés pour sortir la métropole d’une situation qui stagne depuis trop longtemps.
Urbanisme transitoire: préservation, accessibilité et innovation
Considérant qu’il s’agit d’une solution intéressante et innovante pour le patrimoine vacant montréalais, Héritage Montréal participe depuis quelques années déjà à faire connaître l’urbanisme transitoire à Montréal, appuyant notamment l’organisme d’économie sociale Entremise. Depuis 2016, cet organisme a largement contribué aux réflexions et à l’expérimentation de cet outil qui s’est retrouvé en 2017 dans le Plan d’action en patrimoine de la Ville de Montréal. La même année, la Ville de Montréal, en collaboration avec Entremise, a lancé l’initiative Laboratoire Transitoire qui visait la mise en place d’une dizaine de projets d’occupation transitoire dans des bâtiments municipaux. Le projet Young à Griffintown et la Cité des hospitalières, dans l’ancien couvent et le verger des religieuses hospitalières de Saint-Joseph à l’Hôtel-Dieu, sont notamment le fruit de cette initiative. Mais qu’est-ce que l’urbanisme transitoire exactement ?
L’urbanisme transitoire est une forme d’urbanisme temporaire qui met de l’avant des initiatives d’occupation et d’aménagement de courte et moyenne durée afin de nourrir les réflexions in situ sur le devenir du site: des commerces, des bars, des espaces de travail partagés, des espaces festivaliers ou de simples installations ludiques et invitantes.
Historiquement, les occupations temporaires ont largement été engendrées de manière marginale et informelle par des individus ou par des groupes citoyens. La littérature sur le sujet nous ramène notamment aux mouvements d’engagement civique du XIXe siècle et aux squats des décennies 1960, 1970 et 1980, mais on mentionne également les installations éphémères de la ville événementielle des années 1990. Si ces initiatives ont deux grands dénominateurs communs – l’occupation des espaces vacants et une temporalité limitée –, elles se distinguent de différentes manières, marquées par des contextes et par des motivations qui évoluent. (Baillargeon et Diaz, 2020)
Le phénomène a pris beaucoup d’expansion dans les dernières décennies, à un tel point qu’on parle aujourd’hui d’une « ville temporaire » ou « pop-up » : une ville qui se développerait en parallèle de la planification traditionnelle, conçue pour pallier une permanence qui ne semble plus convenir à notre époque d’ambivalence, d’incertitude et de rapidité. Avec le temps, on remarque toutefois que ces initiatives temporaires sont de plus en plus planifiées, souvent appuyées et même organisées par les paliers institutionnels. Par exemple, avec le New London Plan de 2018, la Ville de Londres propose une politique d’usage temporaire. Plus récemment, la Ville de Paris a signé une charte pour le développement de l’occupation transitoire avec environ 15 partenaires publics et privés.
Dans les milieux francophones, ces initiatives plus officielles sont de plus en plus identifiées comme de « l’urbanisme transitoire ». Cette pratique d’aménagement se distingue de l’urbanisme temporaire en ce qu’elle vise d’emblée la permanence des projets. L’urbanisme transitoire est ainsi considéré comme une étape préalable à la mise en place d’un projet pérenne : il sert à la fois à alimenter et à préfigurer des usages durables dans un espace donné en collaboration avec des occupants temporaires et la communauté.
Fiducies d’utilité sociale : préserver une vocation pour le bien commun
La fiducie d’utilité sociale (FUS) est un autre outil, juridique cette fois, qui nous paraît intéressant pour favoriser la requalification de bâtiments d’intérêt patrimonial vacants. Contrairement au droit de propriété classique, qui sert d’abord et avant tout les intérêts d’un propriétaire (personne physique ou morale), « une FUS est consacrée à une vocation dont le bénéfice est collectif. Personne ne détient de droit réel dessus, ce qui en fait une exception juridique : elle est un bien sans propriétaire » (Tiess, 2021). Pour assurer la vocation d’un bien ou d’un ensemble de biens, un propriétaire peut placer ce dernier en FUS et ainsi le mettre à l’abri du marché. L’administration du bien est alors confiée à un ou plusieurs fiduciaire.s. Le bien sous fiducie peut faire l’objet d’activités marchandes, de façon accessoire, afin d’en assurer le financement. La gestion de ces activités peut être confiée à un tiers, tel un OBNL de conservation.
C’est l’acte constitutif de la FUS qui constitue le cadre formel guidant la gestion de la fiducie par son/ses fiduciaire.s. Cet acte détermine le.s bien.s, l’affectation, le mode de désignation du conseil des fiduciaires et les règles de gouvernance de la FUS. « En plus du patrimoine affecté, il est courant de prévoir la création de fonds versés dans la FUS pour accompagner la réalisation de l’affectation. Par exemple, pour l’entretien et la préservation du lieu » (Tiess, 2021). La FUS peut aussi inclure le pouvoir d’acquérir et de gérer des biens additionnels. C’est un outil d’autant plus solide que toute modification à cet acte doit passer par la Cour Supérieure, conférant ainsi une protection supplémentaire à l’intégrité d’un site.
La FUS a été intégrée au Code civil du Québec en 1994, mais elle demeure encore méconnue. Il s’agit d’un modèle surtout expérimenté dans le domaine de la conservation des milieux naturels, comme la fiducie du Domaine St-Bernard dans la municipalité de Tremblant, ou pour assurer la pérennité de terres à des fins agroécologiques, comme les FUSA développées par Protec-Terre. Mais la formule peut aussi servir pour protéger des patrimoines culturels, telle que la Fiducie du patrimoine culturel des Augustines (à Québec). Cet ensemble conventuel a été retiré du marché au moyen d’une FUS et celle-ci jouit maintenant d’un statut d’organisme de bienfaisance. Elle peut exercer des activités secondaires à revenus, tels des services hôteliers, actuellement opérés par un OBNL. L’acte qui la constitue protège en outre les intentions des Augustines et fait de la population le principal bénéficiaire de leur legs. Malgré le succès de ce projet, il existe encore très peu d’exemples de FUS dédiées au patrimoine immobilier au Québec et l’outil mériterait d’être mieux connu, plus approfondi et déployé.
Il existe aussi plusieurs expériences intéressantes semblables ailleurs au Canada, en Amérique du Nord ou en Europe, comme les fiducies foncières de conservation (land trust), très répandues aux États-Unis, les organismes fonciers solidaires en matière de logement, en France, ou la Fiducie du patrimoine en Ontario. Cette dernière est une société d’État constituée en vertu de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario. Elle peut notamment gérer à des fins culturelles des propriétés publiques et recevoir des dons de biens patrimoniaux ou des servitudes de conservation ; elle peut aussi contribuer à leur restauration et à leur entretien.
Quoi faire pour faire rouler l’engrenage ?
Conscient des opportunités qui se dressent, Héritage Montréal demande à la Ville de Montréal l’adoption de stratégies de mise en attente sécurisée (« mothballing ») et d’utilisation transitoire de bâtiments patrimoniaux désaffectés afin de s’assurer que leur intégrité sera maintenue alors que des projets de revitalisation plus pérennes sont élaborés et mis en œuvre.
Héritage Montréal demande aussi que la mise sur pied d’une fiducie métropolitaine du patrimoine dotée de ressources adéquates, financières, juridiques comme professionnelles, et d’un mécanisme de concertation et de suivi afin de soutenir ces efforts.
Et surtout, il faut cesser de penser au problème de la vacance en silo. Il faut développer une vision macro et ancrée dans un plan d’action effectif qui soit à la sauce montréalaise, dans une vision de développement durable et de legs à la communauté.
Photo de couverture : Dinu Bumbaru
Pour s’informer davantage sur le patrimoine vacant, visionnez l’Échange urbain du 23 mars 2022 « Ça stagne ! Les bâtiments patrimoniaux à l’abandon » :
Chaque printemps, l’Assemblée générale d’Héritage Montréal adopte des résolutions sur des dossiers qui lui sont chers et qu’elle considère prioritaires. En 2021, cinq résolutions ont été adoptées et nous avons déjà publié un article sur le REM de l’Est. L’article que vous venez de lire est donc le deuxième article de cette série.