À l’occasion de l’Échange urbain sur l’avenir des banlieues, ouvrant la 11e saison de ce programme conjoint entre Héritage Montréal et le Musée McCord-Stewart, nous avons posé quelques questions à Gérard Beaudet, professeur en urbanisme, auteur, ancien président d’Héritage Montréal et récipiendaire du Prix du Québec Ernest-Cormier. Ses réflexions font notamment référence à son dernier ouvrage Banlieue, dites-vous ? La suburbanisation dans la région métropolitaine de Montréal, publié aux Presses de l’Université Laval en 2021.
La banlieue montréalaise, comprise comme un territoire d’évasion résidentielle, puise son origine au milieu du XIXe siècle. Quels sont les moments-clés du développement de la banlieue métropolitaine de ses racines à aujourd’hui ?
La New Town des Écossais (1840→) doit être considérée comme la première banlieue définie comme territoire d’évasion résidentielle permanente. Mais c’est dans les dernières décennies du 19e siècle et les premières du 20e que sont créées plusieurs banlieues élitaires (Westmount, Outremont, Ville de Mont-Royal, Hampstead, Pointe-Claire, Saint-Lambert). Il s’agit d’enclaves résidentielles « en décroché » des « banlieues [1]» industrielles qui, quant à elles, seront presque toutes absorbées par Montréal avant le krach boursier de 1929. Le développement du train de banlieue et du tramway électrique, de même que la diffusion de l’automobile dans la bourgeoisie facilitent grandement l’émergence de ces enclaves souvent dotées de réglementations d’urbanisme restrictives.
La deuxième grande vague survient après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de la banlieue démocratisée de l’American Way of Life, de la maison unifamiliale, de l’automobilité généralisée, de l’autoroute, du boulevard et du centre commercial, de la ségrégation des fonctions et du parc industriel caractérisé par des édifices à profil bas. Cette banlieue, décriée dès les années 1950 dans certains milieux, n’est pas encore qualifiée d’étalement. Caractéristique des trente Glorieuses (1945-1973), elle subit quelques ajustements dans le sillage du premier choc pétrolier (1973), sans être véritablement remise en question. Si les taux de croissance démographique des premières décennies d’après-guerre s’estompent, la banlieue n’en continue pas moins à déferler allègrement dans une aire métropolitaine en expansion continue.
La place qu’occupe cette banlieue dans l’imaginaire et le paysage métropolitain occulte le fait que la crise du logement qui sévit à Montréal à compter des années 1920, et qui s’amplifie avec la crise de la décennie suivante et la Seconde Guerre mondiale, pousse de nombreux ménages des quartiers ouvriers à tenter leur chance là où des propriétaires fonciers et des promoteurs souvent peu scrupuleux proposent des lotissements improvisés, généralement sans services (égout et aqueduc) et où les rues restent longtemps en terre battue. On trouve de tels lotissements à l’extrémité de lignes de tramway, par exemple dans Montréal-Nord ou à Tétreaultville, sur la Rive-Sud (Laflèche, Saint-Lambert annexe, Mackayville) ou en tête de pont dans l’île Jésus (Pont-Viau, Laval-des-Rapides, L’Abord-à-Plouffe). Royaumes de l’autoconstruction, ces banlieues parfois très modestes (on les appelle Shack Town au Canada anglais et aux États-Unis) sont progressivement pourvues de services, mais conservent plusieurs attributs qui témoignent de la précarité de leur naissance. Sur la Rive-Sud, Ville Jacques-Cartier en reste l’archétype.
La troisième grande vague se met en branle à la fin du siècle dernier. Les banlieues plus anciennes (les quartiers du nord de l’île de Montréal, les municipalités de l’ouest et de l’est de l’Île, Longueuil, Laval) acquièrent une autonomie croissante, notamment aux plans institutionnel et culturel. Les grands ensembles immobiliers y sont de plus en plus nombreux, certains usages commerciaux des décennies précédentes disparaissent ou migrent vers de nouvelles périphéries, tandis que des résidents perçoivent négativement ces transformations. S’amplifie dès lors cette dynamique que je résume par cette formule : « la banlieue se fuit elle-même », au gré du report des territoires de l’imaginaire de la banlieue pavillonnaire de plus en plus loin du centre de l’agglomération. Si Longueuil (pôle du métro) et Anjou (environs du centre commercial et rue Jean-Talon) ont lancé cette dynamique de redéfinition localisée de la banlieue, Brossard (Solar Uniquartier) et Laval (centre-ville) en proposent aujourd’hui une tout autre déclinaison.
Est-ce que la banlieue montréalaise a quelque chose qui la distingue de différentes métropoles canadiennes, comme Québec et Toronto par exemple ?
La banlieue montréalaise – et québécoise – partage de nombreuses caractéristiques de la banlieue d’étalement canado-étatsunienne. Le grand nombre de municipalités en forte concurrence, la prise en charge des coûts de viabilisation des lotissements et la présence conséquente de très nombreux petits entrepreneurs, de même que le retard du Québec en matière de législation urbanistique, rendent cependant compte de spécificités de la banlieue québécoise. Dans la région de Montréal, les nouveaux espaces résidentiels restent de taille modeste − moins de 3 000 résidences, souvent au plus quelques centaines − en comparaison de ce qui se fait aux États-Unis ou en Ontario, où certains développements totalisent plus de 10 000 maisons. Cette faible taille, combinée à la forte concurrence intermunicipale, explique par ailleurs l’absence de cœurs civiques, bien que plusieurs plans d’urbanisme des années 1950 et 1960 en prévoyaient. Le paysage suburbain montréalais n’en présente pas moins plusieurs des attributs de ce qui incarne l’idéal de la banlieue résidentielle d’après-guerre.
Il est établi que la banlieue montréalaise comprend un patrimoine architectural diversifié. Toutefois, vous constatez que la reconnaissance de l’intérêt patrimonial n’assure pas sa pérennité. À quels défis sont confrontées les municipalités de banlieue et les villes satellites de la grande région de Montréal en matière de patrimoine ? Quels sont certains projets phares, accomplis ou envisagés ?
Le grand Montréal est parsemé de noyaux anciens, d’ensembles architecturaux et de bâtiments isolés dont l’ancienneté, les attributs et l’état de conservation leur valent d’être reconnus d’intérêt patrimonial. Cette reconnaissance ne garantit pas leur pérennité, comme l’ont montré ces dernières années plusieurs cas de démolition déplorables. Il n’en reste pas moins que leur sauvegarde a priori va généralement de soi.
Il en est autrement de la banlieue comme patrimoine. Si certaines réalisations d’après-guerre retiennent l’attention des spécialistes, notamment bon nombre d’églises et des maisons-signature, l’essentiel du cadre bâti de la banlieue n’a guère suscité un grand intérêt, du moins jusqu’à récemment. Ce qui peut être présenté comme un patrimoine moderne modeste sort néanmoins peu à peu de l’anonymat. Le fait que plusieurs de ces ensembles ont atteint l’âge vénérable de quelque 60 à 70 ans y est certes pour quelque chose. Des inventaires y font référence[2], des associations de citoyens y consacrent diverses initiatives et des demandes d’adoption de règlements sur les plans d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA) se multiplient là où des pressions immobilières se font sentir au détriment de l’intégrité des environnements bâtis.
La saisie d’opportunités par des promoteurs, la recherche de nouvelles sources de financement par les municipalités et les injonctions à la densification ont créé, ces dernières années, un terreau fertile à l’émergence d’une sensibilité à la valeur patrimoniale de certains pans de la banlieue d’après-guerre. Le combat mené par des citoyens de Longueuil pour contrer les démolitions de modestes maisons au profit de la construction d’immeubles à logements a donné une grande visibilité à une dynamique qui a cours dans plusieurs banlieues des années 1950 et 1960. Le phénomène n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé dans les années 1970 dans Milton Parc lorsque des citoyens ont combiné des revendications au droit au logement et la patrimonialisation pour contrer les visées d’un grand promoteur immobilier.
Ces initiatives suggèrent que des modalités d’arbitrage devront être définies pour permettre l’articulation des impératifs de la densification et de la préoccupation patrimoniale. Mais, ce n’est certes pas en qualifiant de privilégiés les propriétaires de maisons unifamiliales, comme certains l’ont fait pour contester la réglementation limitant la transformation des maisons de type Shoe Box ou pour invalider l’argument patrimonial invoqué dans certaines municipalités où la densification est rejetée, qu’on fera avancer le débat public sur la patrimonialisation de la banlieue.
Au cours des dernières années, certaines municipalités font preuve de leadership et adoptent des plans directeurs afin notamment de répondre aux enjeux de densification ainsi que de consolidation d’une trame commerciale de proximité. Pouvez-vous détailler cet aspect ?
Le leadership affiché par quelques municipalités, par exemple Longueuil, Terrebonne, Boucherville, Brossard, Sainte-Catherine, et, plus récemment Laval, ne peut occulter le fait que la plupart des municipalités privilégient encore l’accompagnement des promoteurs, au détriment de l’exercice d’un véritable leadership. La densification en cours en banlieue est moins la conséquence de l’adoption du Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) que le résultat de l’adaptation du marché immobilier à une transformation de la demande attribuable, entre autres, au vieillissement de la population, au désir des résidents de longue date de réaliser le passage de la maison unifamiliale à l’appartement à l’intérieur d’un périmètre restreint, de la difficulté des jeunes ménages à accéder à la propriété. La pauvreté du design urbain qui caractérise plusieurs de ces îlots de densification et leur émergence à l’écart des accès au transport collectif montrent bien que le leadership municipal n’est pas au rendez-vous.
Quant aux services de proximité, le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils restent globalement quantité négligeable, notamment en raison de la très grande mobilité des résidents chez qui la proximité se décline sur le mode de l’accessibilité automobile, même là où la densité justifierait, du moins en théorie, la présence de commerces et de services de proximité.
Comment voyez-vous des ensembles tels que le quartier Bois-Franc à Saint-Laurent ou encore le projet Cité de Mirabel que vous avez étudiés et qui sont inspirés du Transit-Oriented Development (TOD) ?
La présence d’attributs d’un quartier aménagé en fonction de l’accès au transport collectif −Transit-Oriented Development (TOD) – ou de la marche − Pedestrian-Oriented Development (POD) – ne garantit pas l’atteinte des objectifs visés. La dépendance à l’automobile et l’absence de services de proximité découragent les déplacements piétonniers utilitaires tandis que la pauvreté de l’offre en transport collectif, tant en ce qui regarde la connexion entre les lieux d’origine et de destination qu’en ce qui concerne la qualité du service du point de vue de la fréquence et de l’ampleur des plages horaires, plombe la stratégie TOD. C’est incidemment ce que je fais valoir dans mon autre ouvrage publié aux Presses de l’Université Laval Le transport collectif à l’épreuve de la banlieue du Grand Montréal.
Conçu en fonction des principes du Nouvel urbanisme, Bois-Franc est un des quartiers montréalais parmi les plus dépendants de l’automobile, malgré la présence d’un accès au métro et au train de banlieue. La Cité de Mirabel est un bel exemple d’une densification stérile, dans la mesure où la dépendance automobile règne sans partage. De ce point de vue, la distribution de pastille TOD sur une carte de la région métropolitaine constitue une stratégie d’articulation urbanisme-transport totalement mésadaptée à la réalité de terrain, à quelques exceptions près.
Votre ouvrage, publié en 2021, se conclut avec un « post-scriptum covidien ». Pouvez-vous nous partager quelques-unes de vos réflexions à propos de l’impact immédiat de la pandémie sur l’agglomération métropolitaine et son effet révélateur de certaines tendances de fond ? Et depuis ?
L’impact immédiat a été une valorisation de la banlieue qui renoue avec le discours hygiéniste qui en a favorisé la naissance et le développement à la fin du 19e siècle. Les premières banlieues ont en effet été le résultat de trajectoires d’évasion portées par un hygiénisme sociosanitaire. Il fallait s’éloigner de la ville pour se mettre à l’abri des maux − réels ou imaginaires – qui la caractérisaient. Mais la mobilité dont nous jouissons de nos jours a aussi rendu possible une évasion au loin qui avait longtemps été un trait distinctif de la villégiature. La néoruralité a ainsi connu un essor observable. Rien d’inédit dans tout cela, mais le discrédit dont souffre la ville a été amplifié.
L’engouement pour le télétravail et le téléachat a également cru en raison de la pandémie. Si l’un et l’autre ne sont pas d’emblée l’affaire de la banlieue, il n’en reste pas moins que le télétravail compose souvent mieux avec la banlieue dès lors que les logements y sont, à coût équivalent, plus spacieux. Il est difficile de prévoir ce qu’il en restera. La lutte aux changements climatiques et, plus spécifiquement, la réduction des GES attribuables au transport pourraient, si des mesures concrètes et contraignantes sont adoptées, accentuer certaines tendances reliées à la pandémie, par exemple en favorisant une diminution des déplacements en autosolo et, par conséquent, une poursuite du télétravail, dans la mesure où le transport collectif n’est pas d’emblée une alternative viable. Par ailleurs, l’achat en ligne a d’ores et déjà eu un impact sérieux en banlieue, comme le montrent les milliers de centres commerciaux étatsuniens fermés ou recyclés, ainsi que les projets de redéveloppement de plusieurs centres commerciaux dans la région métropolitaine de Montréal.
Une chose est certaine, la banlieue n’a pas dit son dernier mot. Ne serait-ce que parce qu’elle accueille la moitié de la population métropolitaine et que sa transformation profonde, si tant est qu’elle se concrétise, s’échelonnera minimalement sur quelques décennies.
Dans le cadre de notre Échange urbain du 26 octobre prochain, Les banlieues : patrimoine moderne à l’ère du développement durable, nos invités interviendront entre autres sur la question suivante : À l’heure de la lutte contre l’étalement et les changements climatiques, comment reconnaître les banlieues et comment les adapter ou les densifier sans les dénaturer ? Qu’en pensez-vous ?
Il faut d’emblée reconnaître que la problématique est extrêmement complexe. L’idéal pavillonnaire est encore très vivant, comme le montre depuis un certain temps la résistance à la densification à Longueuil, Boucherville, Saint-Bruno, Saint-Lambert et dans plusieurs autres municipalités. Et comme le montre aussi le choix résidentiel d’une forte proportion de jeunes familles prêtes à s’éloigner toujours plus pour concrétiser le rêve de la maison unifamiliale.
La volonté de préserver un cadre de vie familier, la résistance à des changements qui pourraient affecter la valeur des propriétés, la mauvaise compréhension du concept de densité, le manque de confiance envers les élus qui défendent une densification « contrôlée » et la reconnaissance de la valeur patrimoniale de certains voisinages constituent par ailleurs le terreau d’un positionnement peu favorable à une transformation de la banlieue.
Il n’en reste pas moins que les données suggèrent que l’absence de vision et d’une politique d’urbanisme et d’aménagement plombent les tentatives de produire de manière plus acceptable socialement, économiquement et environnementalement l’établissement. Et ce n’est certes pas en multipliant les chantiers autoroutiers, en laissant la bride au cou aux entrepreneurs qui cherchent à saisir la moindre opportunité, peu importent les impacts engendrés, et en court-circuitant la gouvernance métropolitaine en transport collectif – au profit d’un projet-plan d’affaires indéfendable − qu’on parviendra à assumer de manière socialement acceptable l’impératif d’une nécessaire révision de notre rapport collectif au territoire métropolitain.
Finalement, si vous aviez à suggérer à un visiteur étranger une courte liste des banlieues à visiter, lesquelles choisiriez-vous ?
Ville de Mont-Royal, secteur Ville Jacques-Cartier de Longueuil, l’île des Sœurs, Saint-Bruno, quartier El Rancho à Duvernay, Solar Uniquartier à Brossard et le secteur du métro Montmorency à Laval. Ces banlieues ou secteurs de banlieues matérialisent la grande diversité des déclinaisons métropolitaines de ce phénomène sur un peu plus d’un siècle, avec une insistance particulière sur l’après Seconde-Guerre mondiale et sur deux réalisations en cours.
Pour en savoir plus sur le prochain Échange urbain, ce mercredi 26 octobre à 18h — Les banlieues : patrimoine moderne à l’ère du développement durable : cliquez ici.
LES BANLIEUES : PATRIMOINE MODERNE À L’ÈRE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE
mercredi 26 octobre à 18h
Nées dans l’optimisme de l’après-guerre comme exemple d’un urbanisme planifié axé sur le « mieux vivre », nos banlieues modernes prennent de l’âge. Certaines ont gagné en valeur patrimoniale. Plusieurs se réinventent. À l’heure de la lutte contre l’étalement urbain et les changements climatiques, comment reconnaître les banlieues et comment les adapter ou les densifier sans les dénaturer?
CONFÉRENCIERS
- Lucie K. Morisset, professeure à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain
- Nathalie Martin, directrice adjointe, Service de l’urbanisme, Ville de Laval
- Guy Vadeboncoeur, Ph. D., FAMC, vice-président, Société de développement culturel de Terrebonne
N’oubliez pas de réserver maintenant pour assister à l’évènement en ligne !(complet en salle)
[1] Le terme banlieue a ici une connotation administrative. Il s’agit de municipalités distinctes de la ville-centre généralement créées par les élites locales pour favoriser la valorisation du foncier. La municipalité agit en quelque sorte comme levier de financement de la viabilisation des terrains. ↩
[2] Notamment celui portant sur l’ensemble de l’île de Montréal réalisé en 2005 par le Service de la mise en valeur du territoire de la Ville de Montréal et ceux réalisés en 2013 par L’Enclume pour les municipalités de l’agglomération de Longueuil. L’obligation faite aux municipalités de réaliser des inventaires pourrait favoriser l’identification d’autres banlieues d’intérêt patrimonial, même si la modification apportée à la loi sur le patrimoine culturel limite la portée de ceux-ci aux édifices construits avant 1940↩