Le 19 avril 2021, dans le contexte de la journée internationale des monuments et des sites, Héritage Montréal conviait le public à une table ronde intitulée « Passés complexes : Futurs divers » sur le patrimoine invisible (à revoir ici). Sous la gouverne de Dinu Bumbaru, messieurs Frantz Voltaire, Bernard Vallée et moi avons ainsi échangé de manière ouverte sur le patrimoine qu’on ne sait pas voir ou qu’on ne veut pas voir.
J’avais été invitée pour parler de certaines réalisations d’architecture moderne qualifiées de modestes. J’ai donc présenté le parc école Saint-Simon-Apôtre à Ahuntsic et le centre civique de Ville Saint-Michel, qui me permettaient d’aborder les concepts modernes à la naissance d’aménagements urbains. D’abord, celui du parc-école qui, sous la gouverne du curé fondateur de la paroisse Saint-Simon Apôtre a jadis permis de pourvoir les résidents d’un parc doté d’équipements sportifs normalisés accessibles. Ensuite, l’aménagement urbain en étoile d’un quartier de Ville Saint-Michel où les rues convergent vers un pôle civique qui regroupe l’hôtel de ville, la bibliothèque, l’école secondaire Joseph-François Perrault, puis le parc du même nom. Sans être flamboyants, ces exemples ont été novateurs à leur époque et, si ils intriguent aujourd’hui quelques passants curieux, ils ne sont ni particulièrement remarquables ou remarqués. Ils sont quand même des témoins qui racontent l’évolution de notre ville.
Le sujet étant lancé, pourquoi ne pas saisir cette occasion pour questionner la notion de modestie qui qualifie souvent le patrimoine moderne, puis encourager la découverte de cette architecture ? Le point de départ vers la compréhension et même l’appréciation de ce patrimoine tient à ce que l’on voit et ce que l’on sait. La littérature sur le sujet est généreuse et accessible, mais je souhaite ici rappeler quelques clés de lecture pour enrichir la compréhension de cette production beaucoup moins modeste qu’il n’y paraît. Il suffit de s’y intéresser pour l’apprécier, mais le réflexe premier semble être celui de prendre position : d’aimer cette architecture ou non; de la trouver belle ou non. Le patrimoine ancien ou moderne tient moins à ces avis subjectifs qu’à des faits objectifs qui lui donnent effectivement toute sa valeur à commencer par les idées, les formes et la matière.
Le patrimoine qu’on ne veut pas voir
L’architecture moderne, est souvent perçue comme étant ordinaire et dénuée d’intérêt. L’aspect rationnel de nombreuses réalisations, la répétition des modèles et la quantité élevée d’édifices qui ont forgé les aménagements de nos villes, ceux qui ont repris et parfois édulcoré des éléments du langage moderne, suscitent sans doute cette perception négative. Mais l’ensemble de l’œuvre est-elle modeste pour autant ? Certainement pas dans sa nature ! Dans cet ensemble à priori homogène, il existe de nombreuses réalisations remarquables que je qualifierais même de flamboyantes et sophistiquées.
L’essence même du langage architectural moderne est celle de l’innovation. D’abord celle de la forme, celle qui est créée pour s’adapter à un usage, à une fonction. Celle qui repousse ses limites grâce au potentiel structurel et plastique des nouveaux matériaux et des techniques constructives. En répondant aux enjeux contemporains, la nature de l’architecture moderne est forcément d’être en rupture avec la tradition. Elle est à l’époque tournée vers le changement et c’est la matérialisation de cette posture qu’elle donne à voir aujourd’hui.
Le patrimoine moderne ne serait-il pas plutôt méconnu ou ignoré ? La réponse est définitivement oui. La méconnaissance, voire l’indifférence sont les principales menaces à la sauvegarde de l’architecture moderne. L’actualité nous en fait régulièrement la violente démonstration, qu’il s’agisse de la disparition de l’hôtel de ville de Sept-Iles, celle de l’église Saint-Louis-de-France à Québec, l’abandon du Centre commercial du Domaine-de-l’Estérel ou de la défiguration de l’église Saint-Gérard Majella à Saint-Jean-sur-Richelieu.
Le patrimoine qu’on ne sait pas voir
L’architecture moderne fait écho à un contexte de profonds changements politiques, sociaux et économiques à l’échelle internationale. La modernité au Québec a débuté timidement à la fin du 19e siècle. L’architecture de cette époque, ne revêt alors certes pas encore l’esthétique qui la caractérisera dans les années 1960, la période de son essor. Toutefois, s’inspirant du contexte déjà mature de l’Europe occidentale et des États Unis, elle a matérialisé des idées nouvelles d’aménagement et d’architecture dans la mesure où les ressources matérielles et techniques le permettaient. Au vingtième siècle, en plein contexte de la modernisation des villes, la production bâtie a pris son essor avec la relance économique des trente glorieuses, jusqu’au milieu des années 1970.
Sur le plan historique, cette production est le témoin matériel d’une période incontournable de notre histoire collective, des idées sociales, de l’ouverture au monde, de la mobilité et de l’esprit expérimental qui anime cette époque de manière à la fois effervescente et rationnelle.
En phase avec l’air du temps qui est notamment celui de l’industrialisation, la cadence s’est accélérée au rythme des nouvelles manières de concevoir et de construire : des rythmes de chantiers toujours plus rapides, des concepts architecturaux toujours plus nouveaux, une échelle d’édifices plus grande et une production plus nombreuse. Pensons aux grands projets de rénovation urbaine, aux églises du renouveau liturgique, à la démocratisation des établissements scolaires, au développement, ainsi qu’à l’essor des banlieues, etc. Ce dernier rappelle une philosophie aujourd’hui bien éloignée du contexte actuel en matière de développement des villes et à laquelle nous souhaitons aujourd’hui parfois tourner le dos.
Malgré une criante méconnaissance, le patrimoine moderne reste pour moi un terrain d’observation fascinant, précisément à cause de ses propres contradictions. L’apparence du corpus évoque un champ lexical bigarré : à la fois modeste et riche, des réalisations dépouillées ou expressives, une variété de formes rationnelles ou exubérantes, un caractère à la fois simple et sophistiqué. L’architecture moderne est certes intéressante grâce à cette multiplicité de styles, de typologies, de méthodes de constructions qui ont jalonné le XXe siècle. Aujourd’hui, cette production est stigmatisée par le contexte qui l’a vu naître : celui de l’industrialisation et celui des grandes opérations de démolition et de rénovations urbaines. Ces témoins construits étant désormais présents, comment en tirer des apprentissages pour l’avenir?
Les idées
Les réalisations modernes les plus remarquables nous parlent des idées, des symboles, des usages et de l’esthétique d’une époque. Par exemple, les principes d’aménagement du parc école et du centre civique que j’ai évoqués en introduction sont de nature collective et leur impact est plus urbain qu’architectural. L’entente du parc-école s’est inscrit dans l’aménagement des nouvelles paroisses dès la fin des années 1940 avec l’objectif de démocratiser les équipements pour ces milieux de vie.
Sur le plan architectural, la société moderne a repensé les typologies bâties et les a adaptées aux usages, puis aux fonctions elles-aussi en pleine évolution. Cette époque a amené par ailleurs une réflexion sur les usages qui a entraîné un nouveau langage formel, de nouvelles représentations et de nouveaux modèles. L’édifice principal à l’origine du développement de la paroisse Saint-Simon-Apôtre, a été son église qui en 1956 représentait l’un des premiers exemples novateurs d’usage du béton armé. Sa structure et sa toiture en voile courbe ont permis alors de réaliser un espace entièrement dégagé et abondamment éclairé où les fidèles se regroupaient et convergent vers le célébrant.
L’architecture sacrée moderne témoigne très bien de cette évolution. Il n’existe d’ailleurs pas de plus belle porte d’entrée pour découvrir l’architecture moderne! L’essor formel des églises s’est déroulé dans un contexte de renouveau tant liturgique qu’architectural. L’appel au changement a été alors si fort qu’il a entraîné notamment un questionnement fondamental quant à la place de l’Église dans une société nouvelle et par conséquent la forme du bâtiment qui devait l’abriter. Cette typologie de par sa portée symbolique et son potentiel expressif a entraîné une profusion d’édifices aux formes flamboyantes, en rupture avec la tradition formelle. À l’époque, bien qu’elle ait été régie par des contraintes précises reliées au programme liturgique et aux budgets souvent modestes, l’architecture religieuse moderne a constitué une commande hautement stimulante pour les architectes et les artistes de par son caractère expérimental.
Entre-autres typologies renouvelées, on peut aussi penser aux hôtels de villes comme celui de Laval, aux établissements scolaires tels que l’école primaire Marie-Favery, ainsi qu’aux modèles résidentiels comme celui du bungalow.
La forme
L’entrée en scène des matériaux dits modernes a été déterminante dans cette quête formelle. Le béton armé fut le matériau de prédilection de la modernité architecturale et des grands ouvrages. Sa grande polyvalence et son potentiel technique ont en ont fait un matériau de choix pour de nombreux édifices modernes.
Les structures d’acier ont également transmis aux bâtiments une valeur universelle qui laissait parfois la belle place aux matériaux d’enveloppes. Dans ce contexte, les qualités de surfaces de revêtement sont devenues déterminantes et ont conféré aux bâtiments leur spécificité. Les profilés qui filent à la verticale comme à l’horizontale ont évoqué la légèreté, la vitesse et la hauteur à l’image des gratte-ciels comme la Place Ville Marie ou la tour CIBC. Sur les édifices où il a été mis en valeur, l’acier incarne la standardisation et, l’architecture technologique, voire modulaire de l’époque comme pour les structures géodésiques de Buckminster Fuller. À une échelle plus petite, elle a concrétisé le rêve fou de l’architecture temporaire, des bâtiments démontables et déplaçables. Enfin, au-delà des éléments de structure, l’œil doit s’attarder aux assemblages qui ont parfois été savamment mis en scène, comme le sont ces poutres de bois lamellé-collé en façade du centre sportif Josée Faucher à Laval.
Finalement, le verre s’est inscrit dans un moment majeur de l’histoire de l’architecture moderne : l’ouverture du bâtiment à la lumière. Les possibilités structurelles des autres matériaux y sont certainement pour quelque chose, mais l’accessibilité des surfaces de verre industrialisées transparentes ou translucides a été incontournable, car elle fut en grande partie responsable du nouveau rapport entre l’architecture moderne et la lumière naturelle, aux effets de légèreté, d’ouverture, de transparence ou de translucidité.
La quête formelle de l’architecture moderne ne peut être dissociée de la recherche expressive qui est propre à ces matériaux. L’usage du béton, de l’acier et du verre, parfois combiné au bois lamellé-collé, à la brique et à la pierre, s’est avéré une solution répandue pour exprimer la vérité matérielle qui était souhaitée. La collaboration entre artistes et architectes a aussi participé à l’enrichissement de certaines réalisations.
Repérer les édifices remarquables du patrimoine moderne demande certainement un œil averti, mais cette découverte n’est pas réservée uniquement aux architectes et autres experts du bâtiment. Les observateurs curieux, perspicaces et intéressés, découvriront rapidement que plusieurs édifices se démarquent de la masse, qu’il suffit ensuite d’en faire le tour et d’élever le regard plutôt que de lever le nez.
Après de longues années de recherche et de sensibilisation de la part des experts en architecture moderne, ce patrimoine bénéficie désormais de la reconnaissance des organisations en patrimoine et de nombreuses municipalités et villes qui l’ont intégré à leurs inventaires. Mais la partie est loin d’être gagnée. Une grande portion du patrimoine moderne à l’échelle provinciale demeure méconnue, ignorée et donc menacée de disparition.
Dans le contexte du réaménagement de la Loi sur le patrimoine culturel, la limite temporelle pour les inventaires patrimoniaux a été fixée à 1940 ce qui pose un frein supplémentaire à la sauvegarde du patrimoine moderne. En effet, bien qu’il soit possible de reconnaitre et de donner un statut de protection a un édifice moderne, la chose n’est pas forcément encouragée et surtout pas obligatoire. Pourtant, dès les années 2000, le MCCQ démontrait un leadership sans équivoque en ce qui a trait à la reconnaissance du patrimoine moderne 1. En 2005 la thématique du patrimoine de la modernité faisait officiellement partie du répertoire sur les biens culturels du Québec. Les églises érigées après 1945 figuraient déjà à l’inventaire des lieux de cultes du Québec en 2003. Elles n’ont pas été ciblées dans la première phase d’hiérarchisation patrimoniale qui leur permettait d’être caractérisées et évaluées au même titre que les églises plus anciennes, mais l’ont été rapidement par la suite. Toutefois, il a fallu attendre 2016 pour que les lieux de cultes modernes de valeur A ou B (incontournable ou exceptionnelle) soient admissibles au financement pour la rénovation du Conseil du patrimoine religieux du Québec.
La décision du MCCQ de fixer la limite temporelle des inventaires à 1940 donne l’impression que le patrimoine moderne ne vaut pas la peine de figurer dans l’histoire bâtie à l’échelle nationale. Les municipalités qui accordent de la valeur à leur patrimoine moderne sont évidemment les bienvenues à l’intégrer à leur inventaire, mais elles n’ont aucune obligation de le faire. Comment s’assurer que ce patrimoine moderne, témoin d’une époque charnière dans l’identité et l’histoire québécoise, sera protégé, célébré et transmis aux générations futures si on ne lui accorde ni l’intérêt, ni le soin nécessaire ?
- Commission des biens culturels du Québec. «La gestion par les valeurs : exploration d’un modèle», 2004. Commission des biens culturels du Québec. «Comment nommer le patrimoine quand le passé n’est plus ancien? Document de réflexion sur le patrimoine moderne», 2005.