Chaque année, dans le cadre de son assemblée annuelle, Héritage Montréal adopte des résolutions sur des dossiers qui lui sont chers et qui sont considérés comme étant prioritaires. Cette année, l’organisation a adopté quatre résolutions, dont une sur l’avenir du Vieux-Port et une autre sur les effets de la Covid-19 sur le patrimoine. Aujourd’hui, je vous présente notre résolution sur l’entretien du patrimoine immobilier et aménagé (2020-03).
Après plusieurs années d’attente, on nous apprenait récemment l’abandon du projet de laboratoire technologique destiné aux adolescents pour l’ancienne bibliothèque Saint-Sulpice (BSS). Je ne vous cacherai pas que cette nouvelle m’a beaucoup attristée. Je me souviens très bien de la première fois que j’y suis entrée… émue devant ce véritable bijou architectural : sa façade, son entrée remarquable, ses intérieurs, son mobilier. Le lieu, conçu par l’architecte Eugène Payette en 1914, a d’ailleurs été classé monument historique en 1988.
Plusieurs questions surgissent à l’annonce d’une telle nouvelle. D’abord, pourquoi abandonner le projet de laboratoire technologique? Si les technologies envisagées sont déjà dépassées, pourquoi ne pas simplement modifier l’équipement? Peut-être que cette bibliothèque centenaire n’était pas l’endroit idéal pour ce lieu de littéracie numérique, mais pourquoi ne pas nous informer davantage, notamment ceux et celles qui ont participé au développement du projet.
Ce qui m’indigne le plus dans cette affaire est toutefois ailleurs… Dans les jours qui ont suivi la publication de l’article, nous avons appris de part et d’autre que, depuis la fermeture de la Bibliothèque, son état n’avait cessé de se dégrader et que la situation était critique à plusieurs égards. Comment se fait-il qu’un patrimoine reconnu et même classé puisse être traité de la sorte, laissé pour compte et abandonné à son triste sort? Comment se fait-il que les différents propriétaires de l’établissement ne se soient pas portés garants de l’entretien du monument au fil du temps? On dit souvent qu’en matière de patrimoine, le financement est le nerf de la guerre et c’est probablement vrai, mais l’entretien est certainement en ligne de front.

Indifférence politique et manque d’exemplarité
Et pourtant, très peu d’attention est donnée à cette question. À titre d’exemple, alors même que cette décision pour la BSS était prise, le ministère de la Culture et des Communications (MCC) déposait un projet de loi sur le patrimoine culturel (projet de loi 69) dans lequel on ne trouve aucune mention de l’entretien préventif des bâtiments patrimoniaux. Pourtant, le rapport de la Vérificatrice générale du Québec sur le patrimoine immobilier, publié en mai 2020, se montrait très critique à cet égard. On y apprenait entre autres que le MCC n’a fait aucune démarche pour sensibiliser les propriétaires à l’importance de l’entretien, que le processus d’inspection des bâtiments patrimoniaux est somme toute aléatoire, que peu de mesures coercitives sont prévues et que le ministère n’a pas d’information sur l’état de plusieurs immeubles patrimoniaux classés ou situés dans un site patrimonial classé (VGQ, 2020). Il me semble pourtant que ça tient de l’évidence: si on ne prend pas soin de l’existant, il tombera en ruine, c’est inéluctable!
Il faut le rappeler, le manque d’entretien mène progressivement à une dégradation des lieux et à leur abandon. Cela a pour effet de fragiliser le bâtiment et de le mettre à risque (dégradation, feu, démolition, etc.). L’impact n’est pas seulement financier et ne se limite pas non plus au bien-être des occupants. Les bâtiments vacants ou en piètre état entraînent aussi une dévalorisation du voisinage et du paysage urbain.

On pourrait discuter longuement des devoirs et responsabilités du MCC, mais celui-ci est loin d’être le seul responsable de ce désintérêt face à l’entretien. Dans les dernières années, les médias n’ont d’ailleurs cessé de nous rapporter des histoires de maisons anciennes tombées sous le pic de démolisseurs. À tous les coups, les bâtiments ont été abandonnés, sans aucun entretien. On pourrait certes décrier l’insensibilité de quelques propriétaires ignorants, mais plusieurs de ces maisons étaient des propriétés municipales, comme la maison Boileau ou le manoir de Mascouche. Toutes les municipalités n’ont évidemment pas la même façon de percevoir et de gérer leur patrimoine. Si certaines manquent de sensibilité et peut-être surtout de connaissance, plusieurs se montrent aussi novatrices, développant des programmes et des outils au profit des citoyens, comme des guides d’entretien ou de rénovation. Il est important de saluer ces efforts, d’autant plus que les municipalités du Québec ont beaucoup de responsabilités à l’égard du patrimoine, mais il serait important que ces efforts soient concentrés et mis en place dans l’ensemble des municipalités et arrondissements. Au printemps dernier, nous avons fait un sondage dans lequel 62 des municipalités de la CMM nous ont fait part des principaux enjeux de leur municipalité à l’égard du patrimoine. Le déficit d’entretien y est ressorti comme un enjeu prioritaire pour 77% des participants. C’est dire à quel point le problème est criant et généralisé. Le manque d’entretien et l’abandon est un problème systémique qui touche tant les propriétés publiques que privées ou institutionnelles et qu’il faut traiter de manière urgente.

Entretien et développement durable
Comme le mentionnait à juste titre le rapport de la VGQ, c’est aussi une question de développement durable :
« La « protection de l’environnement » est aussi en cause puisque l’entretien et la rénovation d’édifices existants peuvent, dans certains cas, avoir moins d’impacts environnementaux que leur démolition et la construction d’édifices neufs. Enfin, les principes de « prévention » et de « précaution » sont pertinents, car plusieurs risques connus ou potentiels menacent le patrimoine immobilier. »
VGQ, 2020: 2
Or, alors que le rapport de la VGQ abordait avec une grande sensibilité la question du développement durable, le nouveau Projet de loi proposé par le MCC ne tient pas compte des changements climatiques et d’un lien fondamental entre le patrimoine et le développement durable. Pourtant, comme nous le mentionnions récemment dans notre mémoire pour les consultations particulières du projet de loi 69, la volonté même de préserver le patrimoine tient fondamentalement d’une volonté de transmettre un héritage aux générations futures. Plus encore,
« le patrimoine constitue une richesse sur le plan écologique puisque, comme les experts le confirment, le bâtiment le plus vert est celui qui existe déjà. Il faut ainsi tenter de sensibiliser le gouvernement à la rentabilité à long terme de réutiliser et requalifier nos bâtiments patrimoniaux plutôt que de les démolir et de recommencer avec du neuf. »
Héritage Montréal, 2020: 18
Quand sortirons-nous enfin de l’analyse biaisée du court terme pour privilégier une approche à long terme?
Recommandations internationales et bonnes pratiques
À l’international, de nombreuses institutions telles que l’UNESCO ou l’ICOMOS reconnaissent pourtant l’importance d’un système préventif dans lequel l’entretien doit être assuré et bien monitoré. Plus près de nous, le gouvernement du Canada, avec notamment ses Normes et lignes directrices pour la conservation des lieux patrimoniaux au Canada publiées en 2010 suite à une collaboration fédérale – provinciale – territoriale, insiste également sur le fait que « le meilleur investissement à long terme dans un lieu patrimonial demeure un entretien suivi et approprié » (Parc Canada, avril 2020).
Pour assurer et faciliter cet entretien encore faut-il connaître l’état du patrimoine en question. À ce titre, une surveillance du patrimoine vulnérable et un suivi des dégradations en cours peuvent constituer des outils fort précieux. Par exemple, l’inscription d’un site sur la liste du patrimoine en péril que diffuse chaque année l’UNESCO exige d’abord et avant tout l’élaboration et l’adoption d’un programme de mesures correctives et le suivi de l’évolution de l’état du site. Des démarches sont ainsi réalisées afin d’assurer le maintien et la qualité des lieux. À Montréal, c’est dans cet esprit qu’Héritage Montréal a mis en place la plateforme citoyenne Memento qui permet aux citoyens, aux propriétaires et aux acteurs décisionnels de suivre l’évolution des sites vulnérables d’intérêt patrimonial de la région métropolitaine de Montréal.

Ce que demande Héritage Montréal
En plus d’observer et de documenter la vulnérabilité du patrimoine de la région montréalaise, Héritage Montréal est préoccupé par le manque d’entretien qui touche, voire menace sérieusement, de nombreux édifices et lieux du patrimoine de la région métropolitaine. Nous estimons ainsi que l’ensemble des organismes publics, à commencer par les arrondissements montréalais, la Ville de Montréal et les autres municipalités de la Communauté métropolitaine, devraient adopter l’entretien préventif comme principe de base, levier et pratique de développement durable. Ainsi, ils devraient, s’ils ne l’ont déjà fait, développer des outils de sensibilisation à l’importance de l’entretien, adopter des réglementations plus contraignantes et mettre en place des programmes et outils dotant les propriétaires des ressources et expertises nécessaires. Ils devraient aussi créer des mécanismes de suivi, avec des cibles et des indicateurs.
Enfin, réitérons ici l’impact positif qu’auraient des stratégies de financement et des incitatifs fiscaux pour soutenir l’entretien et la conservation continus des bâtiments et des aménagements patrimoniaux par leurs propriétaires privés, communautaires et publics.
On ne le dira jamais assez, le patrimoine est au cœur de notre identité collective. Ainsi est-il nécessaire, voire primordial, d’en assurer le maintien et la passation aux générations futures. Pour ce faire, il faut reconnaître toute l’importance d’assurer son entretien, sa protection, sa mise en valeur et sa requalification et ce, qu’il soit classé ou non.